La liberté du serviteur
Je n’ai jamais associé la navigation à la notion de liberté. La liberté c’est partir à pied sans maître et sans rien n’avoir à défendre, si ce n’est sa vie. Si le pèlerin s’éveille à la liberté en même temps qu’il se déleste jour après jour de ses liens inutiles, le marin, lui, doit ramener son bateau. C’est la toute première règle de notre profession. Rien ne part dans le sillage. Tout reste à sa place, propre, entretenu, mieux que neuf. Le marin n’est pas libre, il est le serviteur de sa monture. Sans elle, il n’est qu’un pauvre type qui se noie. J’ai toujours été amusé par cette image romantique que nous inspirons nous les navigateurs aux départs de course. Les gens nous envient cette existence qu’ils imaginent intégralement débarrassée des obligations de la vie terrestre. Moi je n’ai jamais été dupe. C’est la dureté du service qui m’a attiré dans mes lectures d’enfant. C’est Moitessier qui soigne Joshua en s’oubliant lui-même qui m’a fait rêver sur la Longue Route, pas le voyage. Certes, j’ai déjà été un va-nu-pieds à 25 ans sur Kifouine mon premier bateau, certes, sur mon IMOCA aujourd’hui je fends l’onde comme un oiseau, mais ma liberté sur l’eau n’a jamais été que contraintes non négociables. Les routines, les listes et les devoirs rythment toutes mes aventures. Et ma vigilance ne s’arrête qu’une fois trouvé l’abri d’un port. Et encore... Je sers mon bateau de toute mon âme et de tout mon cœur, de peur que la magie s’arrête. Je n’ai même pas la liberté de pouvoir un peu tricher.