Le vieillard amoureux d’une vague
Que cherches-tu ?
Une vague que j’ai égarée dans la mer
Mahmoud Darwich
Imran avait seize ans lorsqu’il connut la vague. Il était à cet âge où l’on a trop de rêves encore pour être adulte et plus assez pour être enfant. Des rêves qui, bientôt, allaient tomber à l’eau, comme chez tout un chacun. Exception faite d’un. Un rêve qui prendrait toute la place, deviendrait lui, comme seuls le font les rêves impossibles.
C’était par une journée d’été, pas un souffle d’air, une chaleur écœurante. Imran plongea dans la mer et nagea vers le large. Le soleil, qui tombait d’aplomb, venait frapper chacun des mouvements qu’il faisait, irradiant sa tête, qu’il ne pouvait maintenir toujours cachée dans l’eau.
Il ressentit comme un frisson, comme un vertige et ralentit son avancée. Ce fut ensuite un bourdonnement à ses tympans ; l’étourdissement lui fit stopper sa course. Tel un navire brisé dont le corps s’emplit d’eau avant que de sombrer, par des battements de pieds, il parvint à maintenir une station verticale. Une crampe dans sa cuisse droite le foudroya. La douleur, d’abord aigüe, se fit insoutenable.
Les bras d’Imran se débattaient en mouvements vains, semblant en lutte contre sa jambe, engourdie, comme de plomb, qui l’attirait vers les tréfonds. Le soleil écrasant, vainqueur, le brisait en morceaux. Sa nuque se fit raide, sa gorge se noua. Ses yeux aveugles de lumière cherchaient de l’aide sans en trouver. Autour de lui, il n’y avait rien. Aucun navire, nulle île, point d’écueil. Et la côte était loin.
Il mourait à seize ans. Du moins le pensait-il lorsque surgit la vague sur cet océan d’huile. Il vit venir de loin sa tignasse d’écume, qui mettait en valeur son épaule puissante, courbée, solide, d’un bleu à vous faire chavirer. Il crut entendre un chant d’oiseau. Imran sentit le parfum iodé de cette vague, qui s’approchait et qui, bientôt, l’envahirait. Il ferma les yeux, pénétra en elle, en se disant à lui et à la vie adieu.
La vague l’engloutit et charria son corps jusqu’à la plage, inanimé. Lorsqu’il se réveilla, il avait sur les lèvres encore le goût salé de son baiser résurrecteur. Et dans la tête, une seule idée.
Certains le dirent fou. Retrouver une vague égarée dans la mer, c’était chose insensée. Il n’y avait que les poètes ou les aliénés pour croire y arriver. Tous pensaient que ça lui passerait : cela ne passa pas.
Imran la chercha dans cette mer où il avait plongé, puis en explora d’autres ; il ratissa toutes celles du globe, guidé par le souvenir de sa vague. Face à l’océan, là où les hommes n’entendaient qu’un mugissement indistinct, lui percevait des milliers de mélodies, entremêlées certes, mais toutes singulières. Et chaque fois qu’il croyait reconnaître sa musique à elle, il plongeait pour tenter de la retrouver. En vain. C’étaient toujours d’autres voix que la sienne.
Après bien des années, le vieillard amoureux d’une vague, comme tout le monde l’appelait, malgré l’échec de son rêve insensé, avait toujours la vague à l’âme. Il avait quatre-vingt-treize ans et sa vie finirait bientôt ; il était temps pour lui, une dernière fois, de la chercher.
Dans un petit village de pêcheurs isolé, dans l’océan indien, il s’avança, toujours, encore plus loin, dans l’eau, tout habillé. Il regardait le large et observait la houle. Une larme coula, puis une autre et une autre et puis une autre encore, comme autant de rivières venues pour faire leur lit dans son visage ridé. S’était-il égaré ?
Ce fut alors qu’une vague plus haute que les autres le frappa au visage, le prit dans son roulis. Submergé, à bout de souffle, il perdit connaissance, comme au temps si lointain de son adolescence.
Allongé sur le dos, balloté par les eaux, il fut ramené à lui par une mélodie familière. Il s’efforça un bref instant d’ouvrir les yeux ; il vit le bleu du ciel. Son visage s’éclaira d’un sourire : il reconnut sa vague.
Elle était devenue nuage.
Rémi David, avril 2023
Rémi David est né en 1984. Mourir avant que d'apparaître, paru aux Éditions Gallimard en 2022, est son premier roman.