Vers de plus vastes songes
Je ne suis qu’un marin occasionnel.
Je ne serai jamais capitaine au long cours.
Je ne peux me rêver qu’en navigateur sans escale.
À part ça j’ai en moi tous les océans du monde.
*
Avec Pessoa, un matin d’été
Sur un quai de Lisbonne,
J’ai vu ce halo d’infini dans un lointain de houle,
Et ce même infini
Qui battait d’impatience tout au fond de mon cœur
Comme un ressac de vague à l’âme.
C’était un appel nommément atlantique !
Chant qui prenait le large
Chaque fois qu’un voilier, un paquebot
Et pourquoi pas un remorqueur,
Quittait le port.
Chant d’ici, mais si peu,
Si peuplé d’un ailleurs sentimental
Qui s’en allait défaillir jusqu’à Buenos Aires,
Via les arpèges démâtés d’un violoniste fou
Dans une île du Cap vert.
*
Avec Camões, quasi mendiant
Par les rues de Goa,
J’ai séché au soleil du soir
L’énorme manuscrit des Lusiades
Qu’il avait arrimé entre ses dents
Pour le sauver de la noyade.
C’était mesurer aux rives indiennes
La démesure des au-delà sur terre
À perte de crépuscule,
Quand la gloire ou la misère
N’ont tenu qu’à un naufrage ajourné.
Tant de souffle englouti, renaissant, ravivé
Au nom d’une patrie de ciel et d’eau
Qui n’avait d’autres frontières
Que celles des épopées par risques et bannissements,
Par vents portants imaginaires.
*
Avec Conrad, du temps de ses flibusteries
Dans la rade de Makassar,
J’ai déserté la mer de Chine,
comme Rimbaud jadis à Java
Avait déchiré ses contrats
Et largué l’armée des Indes néerlandaises.
C’était s’affranchir sans rémission
Des cruautés du Pacifique,
Souquer ferme et joyeux
Vers de plus vastes songes du côté d’Actéon,
En zone délivrée de tout et à l’écart de tout –
Précisément à l’orient des hommes,
Suivant la carte-portulan de celui qui se savait devin
À quelques encablures de l’envol insensé
Qui lie l’abîme au sublime,
Quand ce que nous sommes en vérité
Est bel et bien inaccessible.
André Velter
André Velter, Prix Goncourt de la Poésie (1996) et Grand prix international de Poésie de Saint-Malo (2000) est aussi l’auteur de nombreux essais. Il a publié en 2023, aux Éditions Gallimard, Trafiquer dans l’infini.