Prendre la mer
En mer, on se dit souvent qu’on a tout son temps sans que nul n’y devine le plus insigne des privilèges, le luxe suprême : prendre son temps, le perdre au besoin et en jouir. Une parfaite illustration de l’otium et de ses dangers car si le loisir studieux éloigne conflits et tensions, s’il rapproche d’un idéal de liberté personnelle, l’inactivité peut se dégrader en inertie, fléau qui guette tout passager. À la belle étoile ce ne sont que bouffées de liberté et bise légère.
Le temps redevient comme neuf et que le ciel claque d’un bleu irréel, la mer se renfle tout autour de l’horizon. On dirait qu’elle va déborder vers le ciel et que le
bateau avance dans une cuve d’outremer pur. J’avais lu quelque chose comme ça dans un volume de poèmes de Cendrars autrefois. Il ne dit pas que ce qui manque le plus à bord ou à l’horizon, c’est la présence d’arbres. Des arbres agitant désespérément leurs bras. Les voir tous les jours, les toucher, les respirer.
Je n’aurais pas cru.
L’arbre, c’est le territoire de l’enfance et de la liberté lorsqu’une promenade matinale dans la campagne fleure bon un fumet de houblon mêlé à la rosée.
Passerait-on des mois à bord d’un bateau pour une longue traversée que l’on ne sentirait pas le passage d’une saison à l’autre en l’absence des arbres, leurs
sentinelles. Le fait est que parfois, en plein milieu de l’océan, il me prend une folle envie de balade dans le bocage et d’errances entre les rivières ombragées et
les chemins touffus.
En mer il manque quelque chose de cette douceur végétale, de cette vibration de la pierre et des feuilles, de cette densité minérale qui font le bel ordinaire de la
vie sur terre.
Au fond, les voyages m’ennuient mais le mouvement me ravit. Si j’osais, j’éprouverais même la nostalgie du bruit des talons sur le macadam à l’heure de
la sortie des théâtres au moment où les spectateurs s’ébrouent lentement dans la nuit parisienne. Pourtant la ville m’épuise ; son bruit, ses fumées, sa frénésie et toute circulation aussi vaine qu’intense me porte sur les nerfs. Sauf la nuit où elle s’impose naturellement mais en discrète majesté.
Il y a secrètement chez les hommes et les femmes de mer les plus aguerris quelque chose de ces trotte-menu de la vie ordinaire qui, jadis, prenaient la mer pour tenter ce qu’on appelait « le contrat à la grosse aventure », ou plus simplement « à la grosse » comme on désignait le prêt pour financer un voyage.
Il agissait déjà dans la Grèce antique avec une fonction d’assurance maritime.
On l’appelait du beau mot de nautika.
Bien des voyageurs affrontent bien des naufrages et bien des aventures pour finalement retrouver ailleurs l’ennui qu’ils ont laissé chez eux. Mais les marins, les vrais ? En course, le temps, notre luxe, est justement leur souci. Puissent quelques lignes glanées ici ou là leur accorder ce surcroît de légèreté qui parfois donne dans le dos cet ultime coup mystérieux venu d’on ne sait où qui permet de passer la ligne le premier.
Pierre Assouline
De l’Académie Goncourt