Il y a un an, j'étais à bord d'un navire de la Marine nationale, dans l'océan Indien. L'équipage était très jeune, j'avais l'âge d'être le père de la plupart, le grand-père de quelques-uns. On me trouvait un peu bizarre, je crois, avec notamment cette manie de lire que j'avais, bizarre, un peu taciturne, mais pas mauvais type, au fond. Je n'avais rien à faire que lire et rêver, et regarder autour de moi le cercle de la mer. Je me souvenais d'un voyage que j'avais fait, très jeune, sur un paquebot qui longeait la côte d'Afrique. J'avais passé tous les jours de la traversée à scruter, depuis le pont supérieur, l'océan autour du bateau. Les rayons du soleil s'enfonçaient obliquement, pailletés, dans le bleu sombre où passaient les formes étranges des requins-marteaux. Deux cachalots nous avaient croisés. Excitation. Mais l'année dernière, depuis l'aileron du bateau de la Royale, dans le canal du Mozambique, j'ai eu beau me crever les yeux à regarder, pendant des heures – rien. Sous ce voile que déchirait notre marche, que refermait derrière nous la couture blanche du sillage, allait toute une vie énorme de grands corps fuselés qu'on désire passionnément apercevoir parce qu'ils sont cachés et aussi peut-être parce qu'on devine en eux une histoire bien plus ancienne que la nôtre. Mais rien ne se montrait. C'était grisant quand même, ce poudroiement de bleu sous la grande lumière, les arcs-en-ciel jaillissant de la vague d'étrave, les flèches vibrantes des exocets parmi les étincelles de l'eau. Une beauté manifeste dissimulant une beauté invisible, une évidence et un mystère. Des jours comme ça, à regarder.
Et puis, il y eut des îles. D'abord, une ligne d'écume à peine, puis très lentement révélée une immense arène dont les bords se perdaient à l'horizon, frangés de blanc, enserrant un miroir où chatoyaient toutes les couleurs du jaune au bleu le plus profond. Un dédale de corail bourgeonnant, un fourmillement de petits canaux et de bassins d'eau limpide au fond desquels, parfois, une murène dardait sa gueule hideuse. De grands poissons jouaient mollement dans le ressac, d'un violet pur comme des iris de mer. Toute cette fantasmagorie disparaîtrait bientôt, effacée avant de renaître au rythme de la marée, une création du monde sans cesse recommencée. Plus au nord, à deux jours de mer, le vent courbait les forêts de filaos d'une île ceinturée d'une éclatante farine de corail où les tortues luth laissaient des sillages de tanks. Portées par d'invisibles toiles aériennes, des araignées faisaient comme des étoiles noires au-dessus des chemins de sable. Des frégates inscrivaient au ciel le grand M de leurs ailes. Des milliers, des millions peut-être de sternes fuligineux tournoyaient en un énorme essaim, une fumée vivante dont le bruit, de loin, semblait celui d'une source, et à mesure qu'on s'approchait, les cris d'une foule en panique. Un petit phare solitaire (tous les phares en mer le sont, mais celui-là plus que d'autres) faisait tourner la nuit son maigre faisceau, en partant je suivis longtemps sa lumière jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans l'encre où ciel et mer se confondaient. Tout cela, pourtant, je ne l'avais pas rêvé.
Olivier Rolin
Olivier Rolin est l’auteur de romans, récits et carnets de voyage. Son dernier roman, Vider les lieux, est paru aux Éditions Gallimard en 2022.